Le crochet et la fast fashion, une rencontre qui ne fait pas bon ménage

Par Perrine Bassard

Depuis ces dernières années, nous assistons à un véritable renouveau du crochet qui est rapidement et presque soudainement redevenu très tendance. La technique du crochet a désormais acquis une place à part entière dans le monde de la mode et nous pouvons la voir sous toutes ses formes : robes, scrunchies, ensembles, tote bags, tops, bobs… Cette régénérescence éclair peut être expliquée par plusieurs facteurs :

  • L’influence de personnalités populaires qui ont contribué à mettre le crochet sur le devant de la scène. On peut notamment penser au plongeur olympique britannique Tom Daley qui partage ses créations faites en crochet sur un compte Instagram dédié (@madewithlovebytomdaley), au cardigan JW Anderson qu’a porté Harry Styles lors d’une émission télévisée ou même au bob en crochet de Bella Hadid.
  • L’apparition de pièces en crochet sur les podiums de Fashion Week et dans les collections de créateurs, que ce soit chez Dolce & Gabbana, Dior ou Louis Vuitton.
  • Le rôle de réseaux sociaux tels qu’Instagram ou Tik Tok qui ont permis au crochet de devenir viral. Par exemple, les hashtags #crochetersofinstagram ou #crochetaddict comptent à eux deux presque 20 millions de publications !

Cette tendance mode n’a pour autant pas échappé aux marques de fast fashion qui n’ont pas hésité à reprendre les styles de défilés de Fashion Week à des prix bien plus accessibles. Tout le monde ne peut pas se permettre le cardigan à 1500 $ d’Harry Styles… En effet, les tendances vont vite et les consommateurs cherchent à suivre la cadence sans être contraints de dépenser des sommes astronomiques : c’est là où les marques de fast fashion entrent en jeu. Pour le cas du crochet, tout le monde n’a pas eu le temps ou la motivation de maîtriser cette technique avant de souhaiter acquérir une pièce en crochet. Sur les sites de fast fashion, nous trouvons alors un
nombre considérable d’articles en crochet à tout petits prix. Sur le site de Shein, entreprise pionnière de l’ultra fast-fashion, des pages et des pages présentent toutes sortes d’articles en crochet à des prix étrangement bas : pour donner des exemples, les tops coûtent généralement autour de 5 €, tandis que les robes autour de 10 €. En bref, aucune pièce ne semble aller au-delà de 15 €. Alors qu’une petite entreprise éthique, telle que @pauluschkaa.studio, vendrait normalement ses bobs en crochet autour de 85 €, nous pouvons en trouver sur Shein pour moins de 5 € ! Mais qu’en est-il des prix humains, environnementaux, moraux et éthiques ?

Déjà, il faut savoir que le crochet est un des seuls artisanats, à la différence du tricot par exemple, qui ne peut pas être fabriqué depuis une machine. Tout article en crochet suppose forcément une personne derrière. C’est ce qui fait l’originalité de cette pratique. Cette idée de fait-main peut avoir une certaine valeur si c’est notre création, celle d’une personne que l’on connaît ou celle d’un petit créateur. Mais la sensation est toute autre lorsque le produit vient de fast fashion.

Les articles en crochet produits, donc à la main, dans les ateliers de fast-fashion présentent plusieurs conséquences désastreuses :

Tout d’abord, ces entreprises n’ont aucun scrupule à plagier les créations de petits créateurs qui sont bien moins puissants sur le marché. Les idées de ces petites marques étant volées de tous les côtés, ces dernières peinent à évoluer et à atteindre la place qu’elles méritent. En effet, les géants de la fast-fashion sont capables de produire et de diffuser les modèles volés à si grande échelle, si rapidement et à si bas prix, qu’ils finissent par totalement éclipser les concepteurs initiaux. Quant aux consommateurs, ils ignorent eux-mêmes qu’ils achètent parfois des designs volés… Des designers comme Duro Olowu ont alors le sentiment de manquer d’opportunités créatives en raison du vol de leurs œuvres. Ayant été victime du plagiat à l’identique d’une de ses robes par Fashion Nova, Luci Wilden de Knots & Vibes s’était exprimée en 2019 sur le sujet (@knots.and.vibes): « Je suis tellement en colère! Fashion Nova m’a plagié ma robe « Skin Out » DÉTAIL POUR DÉTAIL ! […] Ils l’ont produit en série au prix de détail de 40 $ !! Cela fait que leur prix de production est d’environ 13 $, ce qui signifie que celui qui a crocheté cela a été payé moins de 1 $ de l’heure. Non seulement ils volent mon design, mais ils l’utilisent pour exploiter les gens et en tirer profit. Ils savent que nous, les petits designers, ne pouvons pas nous permettre d’engager des poursuites judiciaires. »

(photos, de gauche à droite : 1.@knots.and.vibes et Fashion Nova 2.@flotje_ et Shein 3.@elexiay et Shein 4.@baileyprado et Shein)

Ainsi, au vu du décalage entre la quantité de travail requise pour ces articles faits main et leurs prix anormalement bas, il est aisé de comprendre que les personnes derrière ne sont pas payées équitablement. Les entreprises de fast fashion sont déjà connues pour leur manque de transparence. L’ « indice de transparence » réalisé par le mouvement Fashion Revolution a en effet montré que Shein n’avait, en 2022, que 2% de transparence… Nous pouvons donc imaginer les conditions de travail terribles dans ces ateliers clandestins : des salaires extrêmement faibles ne permettant pas de répondre aux besoins vitaux, des durées de travail inhumaines (autour de 15h par jour, sept jours sur sept, avec souvent pas plus d’un jour de congé par mois), des substances toxiques respirées, des blessures et des accidents fréquents, des zones de confection exigües, sombres et sans ventilation, des problèmes de santé (perte de la vision, maux de dos, problèmes pulmonaires…) et tant d’autres choses. Dans un entretien avec Refinery29, la créatrice de @loupystudio rajoute aussi cette idée : « Quand nous voyons des choses que nous supposons être fabriquées à la machine, il est un peu plus facile de dissocier la personne qui fabrique la pièce de la pièce elle-même. » Savoir qu’un article a été produit dans de telles conditions refroidit déjà beaucoup, mais lorsqu’on apprend qu’il a dû être réalisé dans ces mêmes conditions, non pas à la machine, mais à la main, c’est encore pire ; d’autant plus que, dans ces conditions, l’attention que requiert la pratique du crochet doit être insoutenable.

L’enjeu environnemental est aussi mis en péril par la fast fashion. Pour le cas du crochet, qui n’est qu’une tendance, il n’est pas impossible que beaucoup de consommateurs, lassés de cette mode, finissent par jeter leurs pièces en crochet. Si l’on ajoute cela au fait que ces vêtements de basse qualité ne sont pas faits pour durer, la quantité de déchets produits ne peut qu’être colossale.

Enfin, le crochet, en tant qu’art véritable, perd de son prestige. La participation des marques de fast fashion à cette tendance enlève tout ce qui fait du crochet un art et non une corvée (caractère unique de chaque pièce, patience, qualité, sentiments de plaisir, de fierté, d’accomplissement et d’appartenance…). Voir des prix aussi bas associés à une pièce en crochet dévalue cet artisanat. Comme ils sont habitués à de si petits prix, les consommateurs sont alors moins disposés à payer des sommes plus élevées, aux dépens de petites entreprises éthiques dont le travail se voit dévalorisé.

Il ne me reste plus qu’à vous dire : « A vos crochets ! »

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