Gadgets et gâchis

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Yves Saint-Laurent, la Saharienne. Burberry, le trench. Hermès, le sac et les carrés en soie. Il fût un temps où les maisons de mode se contentaient de concevoir artisanalement un nombre restreint de vêtements et accessoires. C’était déjà une gageure, et chaque maison produisait une ou deux pièces emblématiques, révélatrices d’un savoir-faire qui lui était propre. Puis, la mondialisation s’est accélérée, et avec elle les flux de touristes, de marchandises et de capitaux. En France, une vente de luxe sur deux est permise par le tourisme. Le travail des couturiers a été quelque peu poli, lissé de ses aspérités. Les maisons se sont réciproquement singées et l’offre s’est standardisée. Leurs identités propres n’ont certes pas disparu, et les petites mains des grandes maisons de couture fourmillent toujours dans les ateliers parisiens. Mais les griffes se sont attelées à satisfaire une demande toujours plus uniforme et globalisée – d’autant qu’elles ont elles-mêmes souvent fait l’objet d’un rachat par un titan du luxe, qui les contraint parfois à troquer un peu de savoir-faire contre des parts de marché. D’aucuns diront que cette diversification s’est accompagnée d’une forme de dépossession de sa production par la marque.

 

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À vouloir en permanence abreuver le marché de nouveaux biens afin de satisfaire des clients toujours plus cosmopolites et exigeants, les marques s’éloignent de leur corps de métier. Elles délèguent et externalisent – à l’image de Vuitton et Chanel qui s’en remettent majoritairement à des sous-traitants. Quitte à décevoir. Dior s’est par exemple lancé à corps perdu dans une litanie de productions : les lunettes, le maquillage, le parfum … La marque part du postulat que tout peut se vendre pour peu que le gadget soit estampillé, griffé ou siglé (plus ou moins subtilement). Parfois au détriment de la qualité, pas toujours digne de maisons aussi prestigieuses. À tort ou à raison, les marques ont jugé que l’aura se dégageant à la simple évocation de leur nom suffirait à appâter le consommateur. Ce n’est plus tant le produit mais l’imaginaire associé à telle ou telle marque qui a primé. Aujourd’hui, les grandes maisons tendent à se diversifier et à ne plus se contenter d’un seul métier (à tisser) face à des clients qui ne cherchent pas tant à miser sur une seule valeur sûre qu’à posséder du Dior et du Chanel coûte que coûte.

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La consommation du luxe étant par nature ostentatoire, les clients, et a fortiori les « nouveaux riches » des pays émergents cherchent à montrer qu’ils ont accès à ces marques qui suscitent fantasmes et frustrations. Lesquelles l’ont bien compris et ont ajusté leurs prix en conséquence. Pour une vingtaine d’euros, un bâton de rouge à lèvres ouvre les portes de l’univers feutré d’une luxueuse maison de couture parisienne. En dégainant son étui en métal, la consommatrice fait état de son appartenance au cercle plus si restreint des clients de marques de luxe. À renfort de publicités diffusées aux heures de grande écoute évoquant la volupté et le raffinement, les grandes maisons vendent leurs nouveaux jus comme n’importe quel autre bien de consommation. Pas étonnant, dès lors, que les ventes en parfumerie aient été parmi les moins ébranlées par la crise économique, et que les marques de luxe y réalisent l’écrasante majorité de leurs ventes. Et que Dior ait ouvert un salon de thé à Séoul, car « une pâtisserie, […] est un petit luxe encore plus accessible qu’un vernis à ongles », d’après Patricia Romatet de l’Institut Français de la Mode. Les marques de luxe semblent s’octroyer le monopole de ces petits moments volés à l’âpreté du quotidien. Difficile de ne pas s’en réjouir, mais se pose naturellement la question du prestige des grandes maisons : peut-il résister à la banalisation de l’achat griffé ?

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C’est à se demander si à force de vouloir se rendre accessibles au plus grand nombre, les enseignes ne finiraient pas par proposer à leur clientèle une expérience all-inclusive, un méli-mélo un peu contre-nature et en-deçà du standard qu’avaient établi leurs fondateurs et dont elles se revendiquent encore aujourd’hui. Or, il semblerait plutôt que les marques oscillent entre tentation mercantiliste et recentrage sur leur corps de métier. Depuis quelques mois, elles semblent même amorcer un retour aux fondamentaux. Une manière, peut-être, de rappeler qu’avant de vendre des porte-clés aux adolescentes, ces grandes marques sont de grandes maisons. Les récents remariages entre musées et griffes de prestige sont révélateurs d’un certain retour en grâce de la figure de l’artisan couturier. L’exposition organisée par Vuitton au Grand Palais a rappelé que ces empires familiaux ont marqué l’histoire de la mode et leurs quelques produits-phares – les malles en l’occurrence – font partie du patrimoine français. Le défilé Dior qui s’est tenu cette semaine au musée Rodin constitue lui aussi une manière pour la marque de revaloriser son statut de créatrice, plutôt que celui de productrice. Le choix d’un tel musée n’est pas innocent : il rappelle que Christian a existé avant Dior, et qu’il taillait des vêtements comme on façonne une sculpture.

 

Erwana Le Guen

Crédits photo :

  • Vide-dressing
  • Vide-dressing
  • Dépôt-vente-luxe
  • Be.fr

 

 

Sources :

http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/01/14/les-marques-de-luxe-ont-elles-tue-leurs-produits_4847398_3234.html

http://www.lemonde.fr/m-styles/article/2015/12/04/la-mode-va-chercher-ses-clients-en-cuisine_4823121_4497319.html

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