Retour sur le défilé Printemps Eté 2019 Balenciaga : Une réflexion transhumaniste ?

Cité du Cinéma, St-Denis, 11h30 du matin. Les happy few se hâtent pour rejoindre l’évènement qu’on sait déjà majeur dans cette Fashion Week automnale : le défilé Balenciaga Printemps Eté 2019.

Sous la lueur sombre du bluescreen initial s’avancent à pas réglés quelques corps sévères, silhouettes désincarnées dont les épaulettes dramatiquement Klausnomiennes font entendre des sonorités de Cold Song ; juste avant que la froideur glitchée du mapping n’explose en gerbes de flammes. C’est alors une cacophonie de l’effondrement qui envahit les lieux : entre feu et glace, chaînes et ciel, urbanisme en putréfaction… Le thème proposé joue des opposés, loin d’une logique dichotomique mais peut-être bien dans quelque chose de plus symbiotique : l’entredeux ?

Du streetwear au tailoring : un art de l’entre-deux ?

L’esthétique proposée par Demna Gvasalia n’est en effet pas anodine. Le jeune designer géorgien, qui rejoignait la direction artistique de Balenciaga en 2014, ne cesse depuis de réfléchir une mode qui égratigne les frontières de l’acceptable. Cette réinvention des codes passe d’abord par la mise en avant du streetwear : la Triple S, bien que basket phare de 2017, posait déjà une polémique qui dépasse l’esthétique. Le moche est-il tendance ? Quand la mode devient un même, faut-il interroger sa légitimité artistique face au marketing ? Si Balenciaga maîtrise la culture internet, il y a également une véritable demande du public pour l’innovation, et c’est bien la raison pour laquelle ces défilés sont vus comme une bouffée d’air frais face au paresseux mastodonte Chanel ou aux errances perplexifiantes d’Hedi Slimane chez Céline… Il s’agit avant tout de participer d’une complexité de la Mode, toujours bienvenue.

Photo : La robe en une couture, confort et élégance ?

Gvasalia parle lui-même de « néo-couture » ou d’« easy to wear » pour identifier le style qu’il a voulu infuser dans cette collection. Chaque robe est réalisée en une seule couture dans une technique résolument minimale pour un rendu esthétique maximal, voyant se développer des formes étourdissantes de volume et de profondeur. Ainsi l’entredeux Balenciaga commence-t-il à faire sens : il y a toute cette contradiction entre tissus contraignants, occultants voir étouffants en apparence et cette volonté de produire un vêtement confortable. La cible n’y est pas pour rien : les millenials ont grandi et bien que l’élégance leur fasse de l’œil, ils abandonnent difficilement le confort de leurs joggings.

Photo : La robe fourreau inversée : Confort ou Constriction ?

 

 

Un retour en avant : l’allégorie du tunnel

L’objet de fascination du défilé, c’est bel et bien l’œuvre hallucinée de Jon Rafman. D’abord connu pour ses productions à base d’images directement tirées de Google Street View, Rafman est plongé dans une recherche de l’impact de la technologie sur la conscience contemporaine. Comme une référence directe à Robert Frost, le décor de feu et de glace de son tunnel entropique semble s’ancrer dans une dynamique protéenne : c’est un objet de métamorphose constante, de mouvement perpétuel. Frost, dans son poème « Fire and Ice », évoquait la fin du monde en s’inspirant directement de l’enfer de Dante. L’évocation des péchés de la passion dantesque n’est pas absurde lorsqu’on se penche sur la bande sonore : « THE RIDE NEVER ENDS » par le zurichois BFRND. Une composition sombre, aux sonorités industrielles darkwave qui laisse s’élever une voix martelant profondément les mots suivants : « Presence is the key, now is the answer, ego is not who you are » comme un leitmotiv hypnotisant rappelant la distance opérée par la technologie entre l’homme et luimême. Ce partage essentiel suggéré entre l’ego et l’être nous invite directement à l’expérience d’une altérité aliénante, il ne s’agit plus alors d’être soi mais de s’éveiller à soi, s’éloigner des représentations et des écrans érigés entre l’humain et le réel.

Photo : BFRND, représentant de l’avant-garde musicale de Zurich.

Un rétrofuturisme définitivement postmoderne

« J’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu. »

Roland Barthes

Blade Runner, Philip K. Dick, 5ème élément, Total Recall

Gvasalia manie avec dextérité les références à la pop culture. Parmi celles qui sautent aux yeux, on cite évidemment le 5ème élément, Star Trek, Total Recall mais plus particulièrement Blade Runner de Ridley Scott, référence du cinéma de science-fiction des années 80 adapté d’un roman de Philip K. Dick : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?
Le film interroge la notion d’humanité à travers le développement de la personnalité des réplicants, créatures artificielles à l’apparence et au comportement humain, en surface. On retrouve cette artificialité voulue dans le casting du défilé : les visages semblent sélectionnés pour leur étrangeté, pour la dureté presque robotique de leurs traits, expression et démarche. Enfin, les vêtements présentés sont bien évidemment un hommage direct au personnage de Rachael : un androïde qui se pense humain. Cette réflexion sur l’humain se transpose finalement dans un autre choix : Balenciaga fait défiler de concert modèles masculins et féminins, comme des silhouettes désincarnées, asexuées et mécaniques.

Teenage angst ou conscience géopolitique ?

Photo : Défilé Vêtements SS 19 : Engagé pour la Géorgie.

Gvasalia avoue exposer dans ce défilé des angoisses et des craintes qui ont traversé sa vie par le passé, mais qu’il a réussi à surmonter. La réflexion sur l’humanité pousse alors à faire le parallèle avec le défilé Vêtements Printemps Eté 2019, marque dont il est à l’origine. A travers cette collection, le designer dénonce les horreurs de la Guerre Civile Géorgienne de 1991 et tente de surmonter les peurs de son passé par la catharsis.
On retrouve ainsi des messages de paix, des drapeaux géorgiens dressés comme en unité face au chaos post-URSS.
Les deux défilés sont à considérer dans une compréhension plus large de l’œuvre de Gvasalia : si l’un dénonce les horreurs d’une inhumanité passée, le second s’interroge sur la possibilité d’une humanité nouvelle. La bande sonore résonne encore de mots devenus lourds de sens : « How could humanity have been taken in by this for so long ? »
Si la réponse n’est pas dans l’humain, c’est peut-être cet autre Homme, venu d’un futur désuet et fantasmé, qu’il faut interroger : l’androïde est-il le plus humain des deux ? En éteignant le feu des passions, en abandonnant sa nature profondément humaine, l’homme devenu artificiel se dirigerait-il vers une sorte de transcendance ?

Ce que c’est d’être humain

Ce sont tout compte fait des accents d’espérance qui résonnent dans la
construction de ce défilé. La voix, d’abord autoritaire, se fait plus douce et délivre maintenant des conseils : « When you observe the ego in yourself, you are beginning to go beyond it ». Des couleurs vives s’enchevêtrent entre noir et blanc et un design de tour Eiffel à paillettes des plus surprenants semble évoquer une insouciance fastueuse très parisienne – ou bien une certaine idée du tourisme…
« Presence is the key, now is the answer, ego is not who you are. »
En se penchant sur la musique, il est difficile de s’empêcher de penser à ce fameux t-shirt à imprimé « développement personnel » sorti récemment chez Balenciaga. Les mots en particulier semblent appeler un auteur : Eckhart Tolle écrivait en 1997 The Power of Now, invitant à se séparer de l’ego pour se plonger dans la félicité du moment présent. Comme dans une sorte de déroulement chronologique de sa réflexion, Gvasalia rend l’espoir possible par la discipline de l’esprit. Il s’agirait de refuser l’inhumanité des passions (représentée par la guerre) pour se plonger dans une mort de l’égo salvatrice rappelant les préceptes bouddhistes. Celui qui atteint le nirvana (littéralement : extinction des passions) est dit sans naissance, sans devenir, il est permanence et vacuité totale, embrassant l’infini… un androïde en puissance. On peut également rapprocher cela de la vision portée par Masamune Sinow dans Ghost in the Shell : le marionnettiste, intelligence artificielle née spontanément des données internet tente de fusionner avec un être humain pour créer une entité supérieure.

Photo : The Ghost in the Shell.

Gvasalia semble finalement laisser entendre que l’humain absolu brouille les frontières entre machine et être vivant. Alors que Sartre qualifiait l’homme de « passion inutile », la Femme et l’Homme Balenciaga sont des êtres surnaturels, traversés par l’inaccessible, fantasmés en androïdes qui ont su accepter leur humanité et la dépasser.

Jules Mahé

Sources

Sites Internet :
http://bfrndgmbh.com/soundtracks/
https://www.vogue.com/article/met-gala-2017-theme-rei-kawakubo-comme-des-garcons
https://www.vogue.com/fashion-shows/spring-2019-ready-to-wear/balenciaga/slideshow/collection
https://garagemca.org/en/event/screening-of-dream-journal-by-jon-rafman
http://styleinsider.com.ua/2018/07/vetements-ss-19/
https://www.instagram.com/bfrndbfrnd/
https://cinemafaith.com/reviews/ghost-in-the-shell-1995/
http://thesalonnieresapartments.com/thoughts-on-blade-runner/
https://milk.xyz/articles/5-things-thatll-surprise-you-about-balenciagas-new-creative-director/
https://www.grazia.fr/mode/news-mode/fashion-week-defiles-decors-epoustouflants-904277/(page)/1
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jon_Rafman

Livres :
Richard Dawkins, Le gène égoïste, Menges, Paris, 1978, Armand Colin, Paris 1990.
Fagan, Deirdre J. (2007). Critical companion to Robert Frost: a literary reference to his
life and work. Infobase. pp. 115–16
Dick, Philip K., Do Androids Dream of Electric Sheep? , New York: Ballantine, 1996. Print.
Tolle, E., & OverDrive Inc. (2010). The power of now: A guide to spiritual enlightenment.
Novato, CA: New World Library.

Articles :
Roussel Meyer, M. (2017). Roland Barthes : l’image fatale. Microlecture de La chambre claire. L’en-je lacanien, 28,(1), 41-58. doi:10.3917/enje.028.0041.

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