Petite sémanalyse de la « femme meublée » : « Inside the Wardrobe »

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore
[…] 

« Sonnet en X » de Stéphane Mallarmé

 

 

A certains de ses amis qui lui demandaient la signification de son mystérieux « Sonnet en X », Mallarmé répondait, parfois, laconique : « c’est ma commode ! ».

Magnifique réponse en trompe-l’œil de la part d’un poète qui a fait de la suggestion le ferment d’un art esthétique « total », c’est-à-dire tous supports… Que ce soit dans les pages de son éphémère revue de mode qu’il écrit en régime hétéronymique (La Dernière mode) ou dans les stances altières de son Hérodiade qu’il écrit en régime autonymique, Mallarmé a toujours aimé mêler l’exaltation spirituelle des matériaux, des étoffes, des bijoux et le prestige frivole des mots rares, des préciosités et des syntaxes inouïes. L’hapax, l’accessoire et l’allégorie : « Ptyx », « crédences », « miroir ». « Allégorique de lui-même », le Poème mallarméen est à la fois un meuble clos et une surface miroitante, qui en reflète l’ambigu « étalage ».

Plus largement, il faudrait envisager avec sérieux la place de la mode, en général, et du mobilier, en particulier, dans la littérature du 19ème siècle, qui, de Huysmans à Rimbaud, de Baudelaire à Apollinaire, se joue des formes émergentes et de leur « esprit nouveau». Florissante, la « valeur d’exposition » accompagne l’essor d’une littérature « fashionable » (Mallarmé encore) qui met au centre de son esthétique l’expérience métropolitaine (des extérieurs) et l’expérience décorative (des intérieurs). Comme le pressent Walter Benjamin, c’est la technique au sens large qui modifie le « sensorium » (individuellement et collectivement) pour faire de l’homme moderne un « homme meublé ». « Meublé », au sens où les objets accompagnent l’évolution de la perception du monde et de l’expression de soi. En tête de ces modifications sensorielles, la mode (vestimentaire et mobilière) constitue pour Benjamin la première des pratiques « indiciaires » : qui consistent à doter les objets d’une âme et à charger les accessoires de valeurs liées aux usages que les individus en font.

La figure du dandy, bien sûr, en sera une version très visible. Mais le « flâneur », le « chiffonnier », le « collectionneur » en dessinent des figures bien plus fondamentales. Et ce sont bien les cercles littéraires, et notamment poétiques, qui créent le premier lieu d’apparition de cette collusion Life/style qu’un Tristan Corbière va très vite appeler la « Bohème de chic », et qui annonce la tradition, qui est la nôtre maintenant, des fameux « Bobos », « Hipsters », « It-girls » et autres branchés de tous poils. De même, les pratiques contemporaines (qu’elles s’appellent blog, profils Facebook, Youtube ou Instagram) sont des citations lointaines et diluées d’une époque où le mode d’expression était, par excellence, poétique. De Mallarmé au « selfie » : voilà sans aucun doute un beau sujet pour une méditation littéraire !

C’est dans cette histoire des formes culturelles et des valeurs médiatiques, que le web produit des « images dialectiques » de ce rêve collectif en passe d’être réalisé : une poétique « post-bourgeoise » généralisée et un « prestige » accessible à tous. En taillant leurs images de manière à circuler le plus largement possibles, les acteurs de la mode (marques, mannequins, journaux) produisent une utopie du chic en prêt-à-poster.

Parmi toutes les illustrations de cette fantasmagorie en ligne, nous nous concentrerons ici sur une petite série de vidéos que propose le journal Vogue sur sa chaîne Youtube, intitulée « Inside the Wardrobe ».

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« Inside the Wardrobe ». Variations sur un meuble 

Notons-le d’une simple phrase pour l’instant, le terme anglais wardrobe est un emprunt direct au vieux français : un emprunt sous la forme du calque « ward-/garde- » « robes ». Et arrêtons-nous d’abord sur les autres éléments de la formule : « Inside » et « of ».

 

  • « INSIDE»

Intérieure, voire intrusive, la promesse audiovisuelle est ici typique de notre époque : « entrer » « dans » l’intimité d’une star qui, sous la forme expressive de la confidence, va livrer ses secrets. Entrer dans la garde-robe s’apparente à une visite guidée et privée d’un lieu précisément chargé d’une valeur de discrétion, de mystère sinon d’interdiction. On ouvre sa garde-robe, de la même manière que – transparence oblige ! – on donne à voir les coulisses, on accède aux cuisines et aux arrière-salles, on livre les making-of, on pénètre les back-stages (cf. les travaux d’Eleni Mouratidou sur la question), on investit les loges et on force parfois les vestiaires. Le site de vente en ligne de produits de luxe qui est le partenaire de la chaîne anglaise de Vogue s’appelle, d’ailleurs, vestiairecollectif.com. Parfaite déclinaison des promesses oxymoriques de la coulisse mise en scène et accessible au grand nombre ! Commercialement, cela s’appelle le « masstige » ou le « luxe pour tous » !

Mais pour que le prestige de quelques-uns devienne le lot commun, il faut qu’en retour la trivialité de tous se retrouve un peu dans les secrets dévoilés de l’élite. La « garde-robe » a, par excellence, cette prérogative dialectique. Notons même pour l’anecdote (mais jusqu’à quel point est-ce anecdotique ?) que, jusqu’au 19ème siècle, la « garde-robe » avait en français comme en anglais un sens extrêmement cru, celui des « commodités » ; on disait « aller à la garde-robe » comme pour dire aller au « cabinet ». Le terme cabinet a d’ailleurs suivi le même trajet sémantique : de l’antichambre des appartements à la petite pièce dédiée à l’exonération la plus intime !

« Des » toilettes à « la » toilette, et réciproquement ! L’intimité mise en scène a toujours cette double direction : du haut vers le bas et du bas vers le haut !

 

  • « OF»

Mais de qui pénètre-t-on la garde-robe ? La liste est courte encore pour le moment, mais suffisamment cohérente : Caroline de Maigret, Olivia Palermo, Cara Delevingne, Camille Rowe, Joséphine de la Baume, Suki Waterhouse, etc. Françaises ou anglaises, nos stars de l’intimité textile exhibée (la « textimité » ?) relèvent de la catégorie performative des « It-girls ». Celles qui ont le truc, celles qui maîtrisent la séduction et qui attirent la lumière. Celles qui savent y faire et qui accomplissent la performance médiatique par excellence de notre époque : la désirabilité.

En composant la galerie de toutes ces figures efficaces, Inside the Wardrobe nous invite à pénétrer les arcanes du savoir séduire : un savoir séduire qui combine un savoir-être et un savoir-mettre.

 

  • « WARDROBE» 

Mais, qu’est-ce qu’une « garde-robe » ?

 

  1. La garde-robe : un objet métonymique

En premier lieu, convient-il de bien considérer « garde-robe » comme une notion métonymique, au même titre que tout signifié de contenance (et quel meilleur contenant qu’un meuble ?). Elle désigne d’abord un espace concret, généralement personnel et retiré, destiné à entreposer des robes, mais encore – première logique d’extension – l’ensemble des vêtements et des accessoires d’une personne au sein de son lieu de vie. Elle désigne ensuite, par glissement du contenant au contenu, les vêtements eux-mêmes, que possède cette personne et qui lui sont à disposition pour s’habiller, et ainsi « performer » son style. Ce glissement désigne par excellence ce que signifie « être meublé » au sens de Walter Benjamin : être dépositaire d’un pouvoir sur la technique et les objets qui deviennent indissociables de notre expérience du monde. Et, partant, de ce que nous pouvons donner à voir au monde de notre capacité à l’éprouver, précisément.

Mais ce n’est pas tout ! Telle qu’elle est exhibée dans la collection de vidéos de la chaîne de Vogue, la « garde-robe » acquiert une autre série de valeurs symboliques et même morales.

 

  1. Le corps comme culture

Il faut, d’abord, prendre le mot garde au sens fort de « préserver », de « conserver » et de « réserver ». En nous montrant leurs « robes » dans une vidéo, les It-girls nous livrent une performance au présent de leurs prestations passées. Portées lorsque leurs détentrices étaient mannequins, actrices ou people, les « robes » constituent ainsi à la fois un butin et une collection.

Ce que ces vidéos montrent, c’est que la It-girl est celle qui sait distinguer l’usage professionnel des accessoires pour la mode et l’usage personnel des accessoires de mode pour bien vivre et pour réussir sa vie. Domestiquée, la mode se fait style et le style devient alors le fameux « lifestyle ».

La garde-robe est un lieu de discernement et relève de l’art du bon choix. En prenant pour modèle le geste esthétique de la sélection avertie, la collection permet, en cela, à la « garde-robe » de se distinguer absolument d’un pur espace de consommation et d’amassement, typique de la « bloggeuse de mode » par exemple.

Inscrite dans un foyer particulier, l’histoire corporelle de ces vêtements se trouve alors alignée sur le modèle matériel de la rangée : étagères, cintres, penderies, rayonnages, etc. Exhibées pour être admirées, les garde-robes se présentent comme des « bibliothèques » de vêtements. Les livres sont, d’ailleurs, les autres objets que l’on peut voir dans ces vidéos, côtoyant les vêtements.

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Comment ne pas penser à nouveau à Walter Benjamin, qui avait titré l’un de ses ouvrages « Je déballe ma bibliothèque » !

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  1. Hauling livresque

Sur la chaîne Youtube de Vogue, exhiber sa garde-robe s’apparente, dans ces conditions, à une opération de transmutation d’ordre esthétique : comme avec les livres, on oublie la valeur marchande des vêtements en vertu de leur double valeur, artistique et expressive. On cite le nom des couturiers comme s’il s’agissait d’auteurs (ou des peintres) et leurs créations comme des œuvres, connues et reconnaissables. Ainsi s’affirme un goût qui procède d’une culture. A ceci près que le corps se trouve, dès lors, minoré en faveur de la sensibilité. Le nom prime le prix, le goût prime le corps et l’étiquette devient un titre.

En grec, le suffixe –thèque (que l’on retrouve dans « bibliothèque », « pinacothèque » ou même « discothèque ») désigne le nom coffre et le verbe poser. Mises en scène et en rayons comme des réceptacles de culture, les « wardrobes » sont en quelque sorte des « rob-othèques » (ou des « péplothèques » si l’on veut trouver un néologisme grec). Ce sont des lieux non d’exposition, non de présentation, mais des lieux de conservation. C’est le contraire d’un magasin, d’une gondole ou d’un display. Ce sont des « réserves » personnelles, d’histoires et de pouvoir.

L’enjeu principal de cette opération de valorisation est temporel. La valeur de la garde-robe est donc, paradoxalement, celle de la permanence, pour ne pas dire de l’éternité. Le choix quasi constant des it-girls est celui des « robes vintages » et des styles « classiques ». Autrement dit, l’antithèse de la fugacité et de la versatilité, légendairement associées à la mode !

 

  1. Une cave de belles robes ?

Le « vintage » est une notion passionnante alors. Elle hérite d’une tradition complémentaire de la culture livresque : celle de la cave, où les meilleurs vins, « âgés », sont précisément appelés « vins d’âges », ce qui a donné le mot anglais « vintage ».

Observons, d’ailleurs, que l’on parle de plus en plus d’« oenothèques » pour styliser la notion jugée trop cryptique de « caves » ! Il reste que l’imaginaire est le même : le lieu de la sélection d’une série de produits qui traduit l’expertise de son possesseur et sa maîtrise du temps. Le bon sommelier est celui qui sait faire un choix parmi une offre profuse de millésimes, et qui sait anticiper les bons crus, à savoir les bons cépages et les bonnes années. De la même manière, nos It-girls envisagent leur garde-robe comme une réserve de vêtements ou d’accessoires qu’elles sauront « sortir » au bon moment pour en exploiter toute la puissance. Comme une réserve d’œuvres et une réserve de kairos ! Telle robe pour une soirée seule ou entre amis, telle autre pour séduire : sentimentalement ou professionnellement.

Tant et si bien que, symboliquement, la garde-robe acquiert une ultime identité, qui relève d’une autre histoire technique et morale, celle de la guerre.

 

  1. La garde-robe comme une salle d’armes

Par un autre trajet métonymique, la garde-robe retrouve avec la série de vidéos de Vogue une valeur historique et spatiale (« Inside ») très forte qui lui confère un dernier signifié de puissance : la salle d’armes. A savoir le lieu où l’on entrepose les armes et où l’on s’entraîne à leur maniement. La plupart des vidéos nous montrent, en effet, la It-girl concernée en train d’essayer des tenues en faisant ressortir leur efficacité sociale. La question de savoir porter une robe s’apparente implicitement à savoir l’utiliser avec expertise comme « arme de séduction ».

Ainsi de ce harnachement présenté par Joséphine de la Baume :

D’un point de vue sémanalytique, la chaîne Youtube de Vogue nous livre alors sa vérité étymologique : la « wardrobe » correspond au plus profond de son sémantisme à un espace guerrier « au sein duquel » on se prépare au combat. L’« armoire » est au sens propre un lieu où l’on entrepose ses armes (« armory » en anglais). Telles des « armures », les robes doivent être « protectrices » comme des « carapaces de tortue », nous dit Caroline de Maigret :

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Dans ces petits défilés militaires intimisés, les it-girls deviennent de véritables « hoplites » modernes, c’est-à-dire médiatiques, qui nous exhibent leur « pan-oplie ».

 

Une panoplie d’oxymores

Sous les habits du cool, du relâché et du rock, tout est violence implicitement, rien n’est agressif visuellement. L’arme de séduction médiatique est à double tranchant : elle subordonne la monstration de l’objet qui perce à la démonstration du corps et du ton souriant qui bercent. Stylistiquement, la figure qui s’impose est en cela l’oxymore ; mais un oxymore au carré, ou le premier des oxymores, à savoir la « lame émoussée » (« oxy » = « tranchant » et « more » = « émoussé », en grec).

Les it-girls nous présentent leurs armes sous la forme désamorcée d’un univers « hippie chic ». Flower empowerment. Elles règnent sans forcer, sans excès, sans hostilité. Elles sont des performeuses de la simplicité. Comme le disent Camille Rowe ou Olivia Palermo, tout doit toujours « paraître sans effort ». « Effortless », « naturel » et « simplicité » constituent le lexique dominant des rhétoriques déployées.

 

« Conformativité »

Une subtile aristocratie 2.0. se dégage de ces armoires disposées simplement, mais puissamment connectées entre soi comme des armoiries : les particules de nos it-girls « à la française » connotent la force tranquille de la lignée qui se transmet depuis plusieurs générations. Rappelons, à ce propos, que la notion même de It-girl apparaît en 1927 pour désigner l’actrice Clara Bow, qui joue dans le film It :

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Revanche du temps sur l’espace. Comme l’animatrice le répète « en français dans le texte », le It anglais correspond bien au « je ne sais quoi » d’une souveraineté qui ne se livre pas. A côté des « tips » sympathiques qui se partagent en ligne avec les internautes, les « quickfire questions » (« questions en rafales » du genre « New York ou Paris ? ») célèbrent une connivence de « happy few » qui échappe au vulgum pecus.

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Sur un mode intratextuel très fort, chacune des vidéos se clôt par une invitation à s’inscrire à la chaîne Youtube de Vogue que prononce elle-même la It-girl que nous venons de visiter chez elle. Cet appel à l’internaute lui permet, tout naturellement, de réaffirmer son appartenance à un cercle très restreint, à savoir celui des autres It-girls qui ont le droit elles aussi à leur vidéo « prestige », comme si elles formaient une « garde » rapprochée du style face aux soubresauts hystérique de la mode :

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Le « subscribe » final sonne alors comme un rappel à l’ordre : l’abonnement à la chaîne Youtube n’est pas du même niveau que l’inscription au club hyper-sélectif des « grands noms de la mode ».  Abonnez-vous entre vous et nous nous recommanderons entre nous.

La performativité connectée est aussi une « conformativité ». Mais cette valeur conformative a plusieurs visages : la « conscription » (Bruno Ollivier) et la « contagion » du partage viral, ne sont pas la « cooptation » de la recommandation numérique.

La série Inside the Wardrobe nous rappelle que le fonctionnement « olympien » (Edgar Morin) du Star system des années 20 ne fait que revêtir, en 2016, les habits neufs de l’accès et du décryptage généralisés. L’économie de la visibilité consiste, à l’âge de la transparence triomphante, à réorganiser les regards et les frontières entre ce qui est montrable et ce qui doit rester dans la connivence de l’impossible connivence. La transparence du secret de mode exalte la transitivité de l’intransitif. En un mot : le « It » !

 

Olivier Aïm, maître de conférences au CELSA, Paris-Sorbonne

Commentaires

  1. Une belle promenade où l’auteur nous donne la main pour nous accompagner au travers des vignes (bordelaises ?), truffées de « It-girls » qui rêvent de gloire et d’audience lorsqu’elles nous ouvrent les portes prestiges de leurs dressings… Bienveillantes quant à l’image qu’elles veulent renvoyer, elles ne laissent transparaître aucune fausse note : tout semble couronné d’un hymne post-bourgeois… nous touchons au sublime ! Bien qu’il faille ramer pour y capter l’entièreté de sa puissance, ce voyage en gondole vaut le détour pour les plus aventureux d’entre nous…
    Le prestige de l’auteur de cet article n’est plus à prouver, ni son bilinguisme ! L’emploi intensif de termes anglophones ne peut que nous réjouir…
    Merci Maître Aïm, vous détenez définitivement la clé des traceurs émotionnels des articles !

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