L’analyse du plus beau métier du monde par l’anthropologue Guilia Mensitreri permet de lever le voile sur les fantasmes et des symboles qui gravitent autour de cette industrie du rêve qui représente en France plus d’un million d’emplois.
Deuxième source de richesse mondiale devant le pétrole et après les automobiles, le secteur du luxe et de la mode est une réalité bien concrète du capitalisme mondial. Une part de 6% de la consommation à l’échelle globale, elle contribue à l’image de marque d’un pays, tel que l’analyse Giulia Menistieri, et c’est pourquoi elle détient une importance politique déterminante. La France est un exemple de ce Soft Power avec le « made in France » le poids de son industrie représentant 2,7 pourcent de son PIB et 150 milliards de chiffre d’affaire d’après l’Observatoire économique de l’IFM.
Pourtant, ce monde du rêve n’attire pas que des capitaux, mais surtout des travailleurs séduits et portés par les imaginaires et le statut social que promet d’offrir la mode . C’est donc à ce pouvoir d’affect que s’intéresse l’ethnologue qui dévoile le système inégalitaire de cette industrie du luxe, qui agit comme une « loupe » du capitalisme contemporain.
Derrière les paillettes de « l’Industrie du rêve »
La production de la mode est une économie symbolique : sa chaîne de production s’articule entre une production matérielle et une diffusion immatérielle. Ce sont des imaginaires qui sont diffusés, créant un mécanisme de désir : images de l’excès, du pouvoir, de l’argent et de la beauté. « Travailler dans la mode » est un prestige social extrêmement puissant, en particulier dans les grandes villes, mais il est accompagné d’une forte précarité tant matérielle que psychologique.
Weblen définit le mode de consommation ostentatoire comme une consommation étant pour elle même sa propre fin, soit le désir d’être vu par autrui en train de consommer. Le pouvoir d’attraction du luxe et de la mode que Giulia Menistieri qualifie d’ « industrie du rêve » ne touche pas que les consommateurs, c’est une force de travail vivant dans une forte précarité qui désire le plus ardemment ce milieu, grâce au prestige social et au statut que celui-ci lui offre.
Pourquoi accepter des conditions si précaires, entre travail gratuit et insécurité de l’emploi ?
Il s’agit pour l’auteur d’une servitude volontaire. La domination des travailleurs ne vient pas d’une méconnaissance du système de production, car ils ont pleinement conscience des rapports de domination qui sont à l’œuvre. Il y a une forme de consentement, mu par l’espoir de gravir des échelons, d’accepter l’autorité pour accéder un jour à la place à laquelle ils prétendent. En même temps, dans cet univers saturé dans lequel les offres d’emploi se font rares, il n’y a pas de place pour la contestation.
La subordination de ces petites mains qui oeuvrent dans l’ombre mais également dans la lumière (l’auteur analyse le cas de nombreux stylistes) est un rite de passage, une violence qui doit être très vite intériorisée afin de conserver sa place. Les médias entretiennent cet imaginaire de promesse d’ascension sociale en échange d’une subordination, comme dans Le Diable s’habille en Prada, voire la série Uggly Betty, dans lesquels l’humour permet de contrecarrer la violence des rapports hiérarchiques entre assistantes et directrices artistiques par exemple.
Le diable s’habille en Prada Meryl Streep et Anne Hattaway
l’Amour du travail…
La spectacularisation du monde de la mode et de la domination par les medias s’accompagne d’une transformation du sens accordé à la valeur du travail, tel que l’analyse l’auteur. Travailler dans la mode, c’est sacrifier son individualité et concéder sa personne au profit de la marque. Nombre des cas interrogés dans son livre se considèrent « amoureux » de la marque pour laquelle ils travaillent. Les vendeurs par exemple, même sans le privilège d’un statut social, sacrifient leur temps et leur main d’œuvre pour exister dans cette industrie. Les vendeurs doivent être les ambassadeurs de leur marque, dévoués à une entité qui produit un imaginaire .
C’est pour cela que l’auteur parle d’une « précarité de l’entre deux » : on circule et on évolue dans le luxe, mais le contraste avec la réalité matérielle des travailleurs est grande. Pour les vendeurs par exemple, les vêtements qu’ils vendent coûtent un mois de leur salaires. Les avantages qu’ils ont son un leurre : une remise de 20% sur les vêtements par exemple. Elle qualifie ces travailleurs de « consommateurs manqués ».
Le lien entre sujet social et sujet travaillant est flouté : dans les métiers créatifs, le travail est un lieu de sociabilité qui englobe la sphère privée du travailleur. Il faut se vendre, se construire un personnage afin de conserver sa place. De plus, tous les acteurs peuvent être des artistes, peu importe leur place : du photographe à la mannequin devenue actrice en passant bien entendu par la styliste. Les réseaux sociaux comme Instagram décuplent le phénomène : on peut penser par exemple à la jeune mannequin Cara Delevigne, qui passe de mannequin à muse internationale puis à actrice prometteuse dans un film de Luc Besson.
Dans le podcast de France Culture Glamour labour ou les coulisses de la mode, l’auteur rapporte cela de façon plus générale au secteur de l’industrie culturel : les imaginaires produits par ce milieu viennent camoufler les réalités pratiques de l’emploi comme le nombre d’heures de travail, la sécurité de l’emploi, le salaire…
Comment les médias parviennent ils à créer aujourd’hui un regard désirant sur un secteur de l’emploi ? C’est tout le sujet du livre de cette anthropologue qui affirme à juste titre « (aujourd’hui), tout le monde veut être créatif » .
Le dispositif du rêve
Qu’est ce qui crée du désir ? Comment crée-t-on une image ? La métaphore du rêve est au cœur de la Mode, qui parvient à transformer les corps, à magnifier le réel, à produire du désir.
Guilia Menistieri fait part de son étonnement lorsqu’elle assiste à une séance photo : le dispositif usant d’éclairages savants, de systèmes de ventilation, d’habillement de la mannequin parvient à transformer le corps de la femme dans l’instant pour le rendre hypnotique.
« La mode, c’est le rêve » répète-t-elle. Elle permet une performance des corps, une mise en scène de la séduction. Le dispositif est éphémère, mais permet une permanence de l’image dans l’imaginaire collectif : la photographie , une fois coulée sur le papier s’imprime dans les yeux des spectateurs comme un idéal et s’offre à la contemplation.
Le dispositif du défilé agit aussi comme une hypnose collective. Le directeur de rédaction de Grazia, Joseph Ghosn analyse le défilé comme un processus de cristallisation : le podium, l’obscurité et le tempo de la musique qui répond au vêtement emmène le spectateur dans un rêve éveillé dans lequel une ligne de vêtement devient un monde fait de couleurs, de son, de lumières et d’impressions.
Défilé Thierry Mugler, automne hiver 1984-1985
Le rêve est donc produit dans un instant court, il n’accompagne pas les acteurs de cette industrie qui souffrent, en dehors de cet instant magique, d’une forte précarité économique. Les langues commencent à se délier et des formes de protestation émergent dans le milieu du mannequinat, ce qui donne de l’espoir pour la suite, car comment un milieu aussi surexposé tant politiquement que socialement peut contenir encore autant de précarité ? Après tout, l’amour est aveugle …
Margaux Vinel
Sources :
Le plus beau métier du monde. Dans les coulisses de l’industrie de la mode, ed La Découverte par Giulia Mensitieri
Site de l’Institut Français de la mode rubrique Observatoire et Etudes
http://www.ifm-paris.com/fr/observatoire-etudes-mode/ifm/observatoire-economique/item/97161-chiffres-cles-mode.html
Articles des Echos « La mode, entre prestige et précarité » de Lise Pleyber du 18 javier https://www.lesechos.fr/idees-debats/livres/0301173542398-la-mode-entre-prestige-et-precarite-2146135.php#formulaire_enrichi::bouton_facebook_inscription_article
Podcast de France Culture « La suite dans les idées »animé par Sylvain Bourmeau « Glamour labour dans les coulisses de la mode »
https://www.franceculture.fr/emissions/la-suite-dans-les-idees/la-suite-dans-les-idees-samedi-20-janvier-2018
Podcast de France Culuture « La grande table » animée par Olivia Gesbert « la mode déglamourisée par Giulia Mensitieri »
https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/la-mode-deglamourisee-de-giulia-mensitieri