Aujourd’hui, et plus que jamais, la façon dont on s’habille permet de s’exprimer avant même d’avoir à ouvrir la bouche. En effet, le vêtement est depuis bien longtemps un moyen de communication, mais aussi de revendication d’appartenance à une classe sociale. De Louis XIV, ses folies vestimentaires et ses rhingraves, en passant par l’avènement du bleu de travail au siècle industriel, jusqu’à la triple S de Balenciaga arborée par toute une génération Z, les vêtements parlent pour nous, pour notre histoire et pour notre classe sociale, que nous le voulions ou non, que ce qui en ressorte soit vrai ou pas.
Plus que jamais, la mode est un moyen de communication. Plus que jamais car les nouveaux styles ne cessent d’émerger et les anciens de se renouveler: fait paradoxal étant donné que les frontières du vêtement entre les différentes classes sociales, autrefois évidentes, ne cessent de se brouiller et de devenir de plus en plus opaques. Deux jeunes du même âge mais pourtant issus de classes sociales différentes deviennent alors difficiles à différencier. Nombreux sont les facteurs qui peuvent expliquer cela: essor de la culture hip-hop et de célébrités venant de milieux plus modestes, contrefaçon ou encore la rapidité de la fast fashion. Revenons donc sur ces transformations du vêtement au fil du temps, qui désormais brouillent toute appartenance nette à une classe sociale définie.
BREF RETOUR SUR LA CHRONOLOGIE DU VÊTEMENT: DIS-MOI COMMENT TU T’HABILLES, JE TE DIRAI QUI TU ES.
Années 80, Bronx, New-York : les artistes en herbe comprennent que le vêtement peut être un moyen de revendiquer leur singularité. Ils s’identifient à travers leurs baggys, bobs et baskets, notamment avec l’essor d’un nouveau genre musical, plébiscité par les afro-américains et puisant ses racines dans le jazz: le hip hop. La question du vêtement s’est posée pour eux en terme de praticité et d’efficacité: le hip-hop se liant au breakdance, les rappeurs et danseurs avaient besoin d’être à l’aise dans leurs vêtements. Le maître mot de leur garde robe ? Large. C’est pour cela que l’on retrouve pléthore de baggys, de casquettes, de tee-shirts amples dans leurs clips et dans leur style quotidien. Cette manière de s’habiller était également un moyen de montrer que l’on faisait partie d’une certaine catégorie et d’une certaine classe sociale. Ici, les rappeurs du Bronx revendiquaient leur côté street et dénotaient totalement avec les couleurs fluo de l’époque. On était donc encore loin du véritable mélange auquel on assiste aujourd’hui entre ces différentes classes sociales. Néanmoins, les rappeurs aspiraient à porter des marques de luxe qui représentait pour eux un signe, une preuve de leur réussite et de leur prospérité financière. Les marques de luxe et de haute-couture ne s’y intéressaient bien évidemment pas, car ils n’étaient ni une cible à viser, ni une clientèle assez importante. A cette époque, les rappeurs et les jeunes qui venaient de milieux défavorisés et portaient des vêtements de luxe étaient un poids lourd à porter pour les marques concernées, puisqu’elles ne voulaient pas être associées à eux.
En France, le même phénomène se produit, avec l’essor des rappeurs des 90’s comme les groupes NTM, IAM, ou encore Fonky Family. Même si leur style n’est pas identique à celui des rappeurs américains, ils puisent dans les mêmes racines et reprennent l’esthétique de l’amplitude des vêtements. Rapidement, les survêtements Lacoste, Nike ou Tacchini font fureur dans toutes les cités de France et c’est avec grande difficulté que Lacoste, par exemple, tente de se débarrasser de cette image streetwear.
De la même manière, le vêtement des classes sociales les plus élevées est extrêmement ségrégé. En 1858, Charles Frederic Worth fut le premier à faire porter ses vêtements à des mannequins défilant devant les clientes fidèles ou potentielles de la marque ; il prouvait ainsi que la haute couture et le vêtement de luxe ne s’adressaient qu’à une catégorie privilégiée de la population. Pour les créateurs, la seule cible de cette gamme de vêtements était ceux qui pouvaient se la permettre : les femmes et les hommes d’origine sociale bourgeoise. Il a fallu attendre le milieu des années 2000 pour que ces deux tranches de la population, ces deux classes sociales différentes aux mœurs opposées se rapprochent, notamment grâce au vêtement.
COMMENT LE GENRE BOURGEOIS ET LE GENRE STREET SE SONT-ILS MELANGÉS ?
On est désormais habitués à voir des baskets, des casquettes et des marques sportwear dans la rue, portées par les figures les plus en vogue du monde de la mode. Cette tendance s’étend jusqu’aux défilés de prêt-à-porter de luxe, et même dans les maisons de haute couture. Comment s’est opéré ce mélange de genres pourtant si différents ?
Les rappeurs devenant tout d’abord de plus en plus populaires, les genres musicaux du rap et du hip hop se sont démocratisés et sont devenus des musiques écoutées par une large majorité de la population, notamment chez les jeunes et plus seulement ceux qui se sentaient concernés par les paroles. La cohérence entre les artistes, les cibles potentielles visées par leurs musiques, et ceux qui la réceptionnent n’était donc plus visible. Rapidement, on a assisté à un mix des genres et des groupes sociaux. C’est ce premier mélange entre catégories sociales qui a ôté à la mode ce caractère ségrégatif. En effet, les rappeurs qui s’habillaient de manière très street dans leurs clips, dans leur vie et sur leurs pochettes d’albums ont influencé toute une génération de jeunes, des classes les plus modestes aux plus aisées, qui les ont pris pour exemple et se sont habillés de la même manière. Les célébrités qui ont impulsé ce mouvement sont nombreuses: Kanye West, Justin Timberlake, B2K, ou encore Missy Eliot portaient tous divers baggys, casquettes, bobs, et baskets.
Selon Barthes, qui s’inspire de Saussure, la distinction entre « langue » et « langage » est également valable pour le vêtement. Il peut être perçu comme une réalité sociale, institutionnelle et normative, en adéquation avec une certaine classe sociale: on l’appelle alors « costume » (la langue). Mais le vêtement peut également être le costume que s’approprie un individu, qui l’actualise à sa manière: c’est ce qu’on appelle « l’habillement » (le langage). Barthes précise que le costume et l’habillement s’impulsent l’un l’autre. Dans cette situation, c’est l’habillement qui impulse le costume, car c’est un individu, un artiste, qui décide de s’habiller d’une certaine manière, et qui va par la suite entraîner toute une partie de la population à s’habiller de la même façon. Lorsque l’artiste impulse cela, il impulse le costume dans tout son ensemble : ici, il s’agit du sportwear et plus généralement du street style.
En effet, on assiste à l’essor du street style dans les années 70 grâce au photographe américain Bill Cuningham, premier photographe de mode à s’intéresser à ce qui se passe dans la rue, et non sur les podiums. Cela lui a valu la rubrique hebdomadaire « On the Street » dans le New York Times, qui capte les différences tendances de la rue. Le street style prospère depuis car c’est une mode de rue qui concerne absolument tout le monde et ne différencie pas les classes sociales. Avec Internet, la création des blogs de mode et les réseaux sociaux, la mode de tous les jours devient aussi importante que celle des défilés, et domine l’actualité fashion tout au long de l’année. L’intérêt du street style est de rester dans l’ère du temps et en cohérence avec les tendances issues des podiums, tout en y ajoutant un twist plus urbain, plus décontracté. Cette mode de rue est finalement devenue un défilé 365 jours par an ; elle a cassé les frontières sociales de la mode et a une fois de plus brouillé les frontières entre les différentes catégories sociales, alors représentées de la même manière.
Les marques de fast fashion, de prêt-à-porter de luxe et même de haute couture se sont rapidement rendues compte de la puissance de l’influence des rappeurs et du sportwear. Elles se sont alors mises à collaborer avec ces artistes, afin de toucher un public plus large, et plus intéressé. Autrefois ignorés par les marques de luxe, ils deviennent aujourd’hui une cible à atteindre. Parmi les nombreuses collaborations alliant mode et streetwear, on trouve le célèbre A$ap Rocky, coqueluche du monde de la musique et de la mode. Devenu égérie Dior homme en juin 2016, il ne cesse depuis de monter les escaliers dorés de la mode. Dior l’a choisi pour son côté « dandy urbain », un homme de goût associant les chaines en or et les vestes de velours. Invité aux défilés les plus en vogue des Fashion Week (Louis Vuitton, Gucci, J.W. Anderson et autres), il déclare également son amour pour la mode en chanson, comme dans Peso « Raf Simons, Rick Owens, usually what I’m dressed in ». Cette trajectoire mêlant mode et musique n’est pas anodine : en s’alliant à la star mondiale Rihanna, Puma a effectué un coup de maître. Leur collaboration SavagexFenty s’adresse à toutes les femmes, de toutes les corpulences possibles, et rencontre par conséquent un franc succès. Kanye West et sa marque Yeezy, entre également dans la cour des créateurs de renom venant du monde de la musique. Le succès est dû à sa popularité, mais également et surtout à l’aspect streetwear que prennent ses différentes collections.
Les marques de luxe et de haute couture s’adaptent également à la tendance. Lors de la Fashion Week F/W 2017, on aperçoit sur le catwalk de Louis Vuitton Homme une collaboration aussi ingénieuse qu’inattendue: la marque sportwear Supreme s’associe à la maison française alors dirigée par Kim Jones. Cette collaboration historique marque le début d’une histoire d’amour entre le sportwear et le luxe. Les articles proposés sont majoritairement des sacs, dus aux racines de Louis Vuitton, et rouges, clin d’œil au logo emblématique de Supreme. Il semble que la marque de luxe s’est depuis entichée du streetwear puisqu’elle a nommé Virgil Abloh comme Directeur Artistique Homme en début d’année 2018. Ce jeune créateur, fondateur du label streetwear Off-White c/o et finaliste du prix LVMH, a livré sa première collection pour la marque lors de la Fashion Week S/S 2019: il allie chic et sport, et propose une large gamme de produits allant du sac banane jusqu’au trench ceinturé. Virgil Abloh donne un souffle nouveau à la marque, qui a su prendre le parti du sportwear et du nouveau luxe, incarné par exemple par son ami Kanye West. Mais cette nomination tient également du fait qu’il représente toute une nouvelle génération, active et agile sur les réseaux sociaux: il a su faire d’Instagram son terrain de jeu, en y alliant vie personnelle et créations vestimentaires. Ce jonglage, réelle stratégie de communication, lui a valu la confiance de Louis Vuitton.
OBSESSION POUR CE QUE LE LUXE N’EST PAS
Différentes tendances du moment évoquent un retour en force du ringard et du banal, et en général, tout ce que la mode et le luxe n’étaient pas auparavant. Les fripes, autrefois boudées des podiums et seulement fréquentées par les plus modestes, sont depuis quelques années investies par une classe sociale élevée, qui a pourtant les moyens de s’habiller autrement. Réel mélange des genres et des classes sociales, les fripes témoignent une fois encore de l’attraction des différentes catégories sociales pour ce qu’elles ne sont pas. Mais la fracture persiste: les plus aisés choisissent des fripes comme Tilt Vintage, alors que les plus modestes optent pour DingFring. Une autre tendance revient : les vêtements de travail et les panoplies d’ouvrier. Les phénomène est d’ors et déjà apparu avec l’attirail Ikea, considéré comme « Instagrammable » et abordé avec fierté par tous les bloggeurs et autres férus de mode. Pourtant, rien d’extraordinaire: la couleur est le bleu iconique d’Ikea, et sa matière papier celle de ses cabas réunies dans une sélection d’articles comme des pantalons (larges, bien évidemment), des tee-shirts et même des accessoires comme des chapeaux. Ikea est un symbole du mobilier accessible à tous et en associant cette marque à quelque chose de tendance, la mode prouve une fois de plus qu’elle est attirée par ce qu’il y a de plus modeste. De même, on note un retour en force des vêtements de l’ère industrielle, comme la combinaison et la salopette intégrales, qui font écho aux bleus de travail. C’est notamment la marque Levis qui a joué cette carte en réactualisant son mythique jean Levis en combinaison zippée bleue, référence à l’habit porté par les ouvriers pour les différencier de leurs patrons vêtus de gris. Enfin la basket, accessoire indispensable, ne cesse de dominer le milieu de la mode depuis une dizaine d’années. Soulier autrefois destiné aux rappeurs, jeunes des cités et autres ovnis, c’est maintenant un indispensable qui apparait sur la majorité des Fashion Week, ainsi qu’aux pieds de toutes les icônes de la mode. Les modèles de Nike comme la Requin, la Vapormax ou encore la Air max que l’on avait pas vues depuis le film La Haine ont fait un retour fracassant et sont portées par tous, avec des jupes plissées et même des costumes. Désormais, aucune marque de luxe et de haute-couture n’échappe à ce phénomène : la tennis de chez Chanel, la triple S de Balenciaga ou plus récemment la Flashtrek de Gucci sont toutes des pièces phares des derniers défilés.
On assiste donc à une réelle appropriation par le luxe de ce qui était avant perçu comme une mode pauvre, street et indigne des défilés. La mode est un éternel recommencement et ce recommencement passe désormais pas un mélange des époques et des genres, qui, sur une période d’une vingtaine d’années, peuvent perdre ou gagner de façon fulgurante de la valeur.
Cette obsession qu’a le luxe pour ce le streetwear s’étend à des marques qui repoussaient depuis longtemps ce côté plus urbain, moins mondain. C’est le cas de Lacoste, qui a toujours refusé son affiliation à la mode de banlieue et de cité. Mais en 2017, la marque présente une collaboration avec… Supreme. Voyant que le streetwear est dans l’ère du temps, elle décide de l’embrasser et d’assumer ce côté pourtant si longtemps refoulé, en présentant lors de son défilé des musiques plus urbaines, des bobs et des imprimés camouflages. Ce mois-ci, la marque est allée encore plus loin en révélant qu’elle collaborera avec le jeune rappeur français Moha la Squale : elle le laissera créer des pièces inédites, et customiser ses pièces iconiques, comme le polo Lacoste. L’association est historique: en effet, jamais Lacoste ne s’était associé à un chanteur, et certainement pas de ce background musical là.
UN MÉLANGE DES CLASSES SOCIALES POSSIBLE AUSSI GRÂCE À LA FAST FASHION ET À LA CONTREFAÇON
Autre facteur de ce mélange des classes sociales: la fast fashion, qui a pour but de reproduire les tendances le plus rapidement possible et de présenter de nouveaux articles chaque semaine à prix défiants toute concurrence. Pour la marque espagnole Zara, emblème de la fast fashion, il suffit de moins d’un mois pour qu’un article soit dessiné, produit, et commercialisé dans le monde entier. Résultat: les styles se confondent et l’accès aux nouvelles tendances devient un jeu d’enfant. La fast fashion est alors le pont, l’entremetteur entre les catégories sociales les plus riches, qui peuvent s’offrir des créations de prêt-à-porter de luxe, voire de haute couture, et les catégories sociales les moins aisées. Ces dernières n’ont plus qu’à aller dans les Mango, H&M ou Bershka les plus proches pour pouvoir s’habiller avec les mêmes tendances, couleurs et modèles que ceux vus sur les podiums un mois auparavant. À cela s’ajoute la contrefaçon, fléau pour les uns et coup de génie pour les autres. Apparue dans les années 2000 en reprenant les logos de marques comme Lacoste, Louis Vuitton ou Gucci, la contrefaçon est aujourd’hui plus que jamais un moyen de brouiller les pistes entre les classes sociales. Si certaines contrefaçons sont reconnaissables, d’autres sont plus discrètes et peuvent même devenir des objets désirables et tendances. La tendance du logo connaît une recrudescence ces dernières années (Fendi, Gucci, Burberry) ; la contrefaçon devient donc plus prisée par les jeunes consommateurs qui ne s’en cachent plus. Sur Instagram, toutes les catégories sociales arborent fièrement de la contrefaçon. Si autrefois elle était destinée à une partie de la population plus modeste, c’est aujourd’hui les classes sociales aisées qui s’emparent du phénomène, en le rendant tendance. Pour cause, la contrefaçon inspire même les créateurs: Demna Gvasalia, créateur de Vetement (et de surcroit DA de Balenciaga) reste encré dans les mémoires. En 2016, ce dernier avait anticipé le phénomène en proposant lui-même sa gamme de contrefaçon de Vetement, à prix cassés. Le fake devient alors tendance, et il semble plus facile que jamais de se procurer des vêtements suivants, voire imitant les tendances des catwalk.
Le vêtement a été un marqueur social pendant de nombreuses années, et il continue de l’être aujourd’hui, dans une certaine mesure. Néanmoins, la tendance qui se fait le plus ressentir ces dernières années correspond à un net effacement de ces barrières sociales. Nos manières de s’habiller se sont globalisées grâce aux blogs, aux photos street style, aux réseaux sociaux: l’inspiration se trouve désormais à chaque coin de rue. Les milieux sociaux les plus riches s’inspirent d’une culture plus street tandis que les moins aisés cherchent à s’habiller en marques de luxe, et n’hésitent pas à débourser des centaines d’euros pour des ceintures Gucci ou des baskets Balenciaga. On assiste finalement à un réel mélange des classes sociales, qui cherchent à tout prix à ressembler à ce qu’elles ne sont pas, et qui finissent par s’imiter toutes entre elles.
Margaux Balland
SOURCES:
https://fr.trace.tv/lifestyle/asap-rocky-il-devient-la-nouvelle-egerie-dior-homme/
http://www.konbini.com/fr/tendances-2/le-retour-de-la-contrefacon/
https://fr.trace.tv/lifestyle/sur-les-traces-de-la-mode-hip-hop-des-annees-2000/
https://www.businessoffashion.com/articles/intelligence/where-does-the-business-of-street-style-go-from-here
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1957_num_12_3_2656